jeudi, mai 03, 2012

"My Week with Marilyn"

Tout commence dans une salle de cinéma. Tout se termine dans une salle de cinéma. Dans les deux cas, Marilyn chante et danse, belles performances de l'actrice Michelle Williams qui, pour l'occasion, a appris à chanter et danser, qui plus est, comme le faisait la star. Dans cette salle, un homme en particulier la regarde. Clinton, jeune homme de bonne famille. Rien ne le conduisait au départ à faire carrière dans le cinéma. Mais sa passion et surtout sa persévérance le conduisirent tout droit sur le tournage du film mythique: "Le Prince et la danseuse". Pour Marilyn c'est également son premier film en tant que productrice avec son associé Milton Green. L'enjeu pour elle est donc double: prouver qu'elle est une vraie actrice (pour cela, elle est accompagnée de Paula Strasberg, femme de Lee Strasberg, célèbre professeur et chantre de l'Actor's Studios de New York) et prouver qu'elle peut se passer des studios d'Hollywood. Sir Olivier le concèdera, il lui a fallu bien du courage pour en arriver là. BIen sûr, le film montre également les tensions du tournage: dépassements du budget, retards répétés de l'actrice,les autres acteurs (tous issus du théâtre) qui se transforment en langues de vipère (pour certains, les multiples prises lorsque Marilyn oublie son texte, les rushs. Il nous dévoile u peu de la magie du cinéma, une actrice sublime malgré tout parce qu'elle sait d'instinct apprivoiser les caméras et du même coup subjuguer les yeux des spectateurs (séquence où Elsie-Marilyn danse seule face à la caméra en est un bon exemple)... Un film dans le film comme un making off après coup, possible grâce aux nombreux témoignages existants. Making off où se révélerait le manque de confiance de la jeune femme. Ce même manque qui lui fait arriver avec des heures et des heures de retard sur les plateaux, jusqu'à oublier son texte; ce même manque qui transforme une séance de rushes comme un insoutenable cauchemar. Un making off, vu avec les yeux du jeune Collin, qui permet à la star de laisser place à la femme. A chaque apparition de la belle, la sublime, il y a comme un halo de lumière au dessus d'elle. Bien sûr, du fait qu'elle soit une star, mais surtout parce que Collin sait voir sa fragilité, une certaine innocence...Une femme enfant en somme. Du fait de son emploi (troisième assistant donc homme à tout faire), il se retrouve à une place privilégiée: confident de Laurence Olivier et de Marilyn, avec laquelle il aura une aventure; aventure qui lui laissera comme un goût amer, puisque la belle retournera sagement dans les bras de son mari Arthur Miller. Un mariage qui porte déjà bien avant les marques de la trahison: après l'avoir courageusement défendu puisque visé par "la chasse aux sorcières", celle-ci découvre aux détours des pages d'un cahier, que celui-ci regrette déjà son mariage avec elle. Un abandon de plus, un échec de plus pour elle qui ne semble pouvoir trouver ni sérénité ni bonheur. Et puis, il y a aussi de la magie en elle, comme lorsqu'elle fait d'un premier rdv, un jour totalement inoubliable, par ses rires, sa spontanéité, sa présence et sa façon de vouloir à tout prix que tout soit parfait... Et comme chacun d'entre nous, des zones d'ombre aussi apparaissent ici ou là. Ainsi, durant le tournage, mais aussi durant toute sa vie; il y a les personnes contre Marilyn ou avec elle (je préfère utiliser "avec" au lieu de "pour"). Pas de juste milieu, quand bien même il existe. Et même, si à la fin ses excuses désarmantes révèlent encore un peu plus la petite fille, elle peut parfois se montrer injuste y compris avec les personnes qui la soutiennent le plus. Ni le livre, ni le film ne cache son addiction bien connue aux pilules de toute sorte: celles pour la calmer, celles pour dormir, celles pour se réveiller.... Vous vous dites sans doute que je ne vous parle que de Marilyn... C'est qu'en fait, il est bien difficile de voir les autres. Dans ce film aussi, on ne voit qu'elle, la caméra l'aime et nous avec. Michelle Williams n'y incarne pas un personnage, une personne, elle l'est tout simplement. Elle ne joue pas, elle devient Marilyn, elle devient Norma Jean. Les autres acteurs font bien sûr un travail remarquable, mais là, je ne sais pas... C'est comme si quelque chose s'était passé entre ces deux femmes. Michelle comprend et entend Norma Jean, comprend et entend Marilyn. Je ne sais qu'ajouter pour exprimer mon admiration d'une actrice que je connais mal, mais qui selon moi est trop rare sur nos écrans de cinéma. Et je terminerai avec ceci, ce film nous dévoile autre chose sur les acteurs en général: leur générosité envers leur publis, leur travail, leur fragilité et leur peur bien sûr de perdre l'amour de ce public, de perdre l'amour tout court. A l'instar de Vivien Leigh et Laurence Olivier, il y a en eux aussi un manque de confiance en eux (bien sûr moins remarquable que chez Marilyn). L'âge et le fait d'obéir à des lois, des carcans presque devenus obsolètes, que sont ceux du théâtre anglais classique. Le fait de ne pas comprendre ce qu'exige le cinéma et les caméras (telle Dame Sibylle qui demande de l'aide à la star hollywoodienne, aussi pour rassurer cette dernière). sans doute pas le film de l'année, mais un bon film tel une page de vie, un doux souvenir que l'on aime à se remémorer de temps en temps, une fois la blessure passée du premier amour. Un film qui nous fait du bien, qui nous apprend à regarder un peu plus autour de nous, essayer de voir les gens tels qu'ils sont, les aider un peu quand cela est possible, les aimer surtout, les pardonner parfois... et puis surtout profiter de cette chance incroyable d'être en vie et bien vivant... ne plus simplement essayer de vivre voire survivre mais vivre, quand bien même cela reste difficile parfois.

mercredi, mai 02, 2012

fragments... "Comment nous pourrions vivre" de William Morris

Ces extraits sont issus d'une conférence datant de 1884, publiée en 1887. Force est de constater que ses idées restent d'actualité, tout comme notre société mortifère... Peu d'évolution entre le XXI et le XIXème siècle. J'espère que vous apprécierez cette lecture et sa vision. "Révolution: pour la plupart des gens ce mot dont nous autres, socialistes, sommes obligés de faire si fréquemment usage, a un écho terrifiant. L'on a beau expliquer qu'il n'est pas nécessairement synonyme de changement lié à l'insurrection ou à toute autre forme de violence, et qu'il ne signifie jamais un changement purement mécanique qu'imposerait à une opinion publique hostile un groupe d'individus ayant réussi d'une manière ou d'une autre à s'emparer du pouvoir exécutif à un moment donné..." (...) "La Peur et l'Espérance: tels sont les noms des deux grandes passions qui règnent sur le genre humain: les révolutionnaires n'ont pas d'autre matériau. Susciter l'espérance parmi la foule des opprimés et la peur chez les autres, la poignée d'oppresseurs, telle est notre mission. Il nous suffit d'ailleurs d'éveiller l'espoir de la majorité pour que les autres en aient forcément peur. Nous n'avons par ailleurs aucune envie de les épouvanter. Ce n'est pas une revanche que nous désirons pour les pauvres, c'est le bonheur. Comment en effet venger les millénaires de souffrances qui leur furent infligés? Il reste que parmi les oppresseurs des pauvres, bon nombre, disons même le plus grand nombre, n'ont pas conscience d'être des oppresseurs (nous verrons bientôt pourquoi). Ils mènent pour leur part une existence paisible et rangée, aux antipodes du comportement d'un esclavagiste romain ou d'un Legree. Ils savent qu'il existe des miséreux, sans que les souffrances de ces derniers les affectent de manière incisive ou spectaculaire. Ils ont eux-mêmes leurs tracas; aussi croient-ils sans doute que l'homme, par nature, n'échappe pas aux tracas. Et ils n'ont aucun moyen de comparer les difficultés de leur existence avec celles qu'affrontent les citoyens placés plus bas qu'eux dans l'échelle sociale. Et si jamais s'impose à leur esprit la pensée de ces lourds tracas, ils se consolent en reprenant la maxime bien connue qui veut que l'on s'habitue à tout, même au pire." (...) "ces oppresseurs inconscients, qui vivent à l'aise, estiment avoir tout à perdre du moindre changement qui irait au-delà d'une réforme, fût-elle la plus douce et la plus graduelle possible. Ensuite ces pauvres, que leur existence tourmentée et pénible ne prédispose guère à imaginer qu'un quelconque évènement puisse tourner à leur avantage, ne veulent pas prendre le risque de perdre une seule miette de leurs maigres biens en militant pour l'amélioration de leur sort. Vis-à-vis des riches nous ne pouvons guère que leur inspirer la peur; vis-à-vis des pauvres, nous avons bien du mal à susciter parmi eux l'espérance." (...) "Ne sommes-nous pas dans un système qui interdit pratiquement toute volonté de reconstruction?" (...) "Sachez tout d'abord que notre système social actuel est fondé sur un état de guerre perpétuelle. Y a-t-il quelqu'un parmi vous qui trouvera cela normal? On vous a souvent dit, je le sais, que la concurrence, de nos jours règle toute production, est une bonne chose, qui stimule le progrès de l'espèce. Mais ceux qui vous le disent, s'ils voulaient être honnêtes, devraient désigner la concurrence par son abréviation et parler de la guerre. Demandez-vous alors si la guerre ne stimule pas le progrès à la façon d'un taureau furieux qui vous poursuit dans votre jardin. Que signifie au mieux la guerre, ou la concurrence (appelez-la comme vous voudrez)? N'est-ce pas poursuivre son propre intérêt au détriment d'autrui, qui sera toujours perdant. L'on n'hésitera pas davantage, dans le cadre de cette poursuite, à détruire ses propres biens; sinon la bataille vous laissera plus mal en point qu'avant. Réalités que vous comprenez parfaitement dés lors qu'il s'agit de la guerre où l'on tue et où l'on se fait tuer, le type de guerre où les navires, par exemple, reçoivent comme instructions au départ de "couler, brûler, détruire". Mais il semble que vous soyez moins conscients du gaspillage de marchandises quand vous vous contenter de mener cette autre guerre qui s'appelle le commerce. Ce qui n'empêche pas, notez-le bien, le gaspillage d'avoir lieu tout pareil." (...) "Les hommes politiques, vous le savez bien, prennent soin de ne rien voir de ce qui peut survenir au-delà d'une période de six mois" (...) "Voici en tout cas ce qui se trame:le système actuel, facteur obligé de rivalités nationales, est en train de nous pousser à une aveugle empoignade pour les marchés sur la base d'une certaine égalité avec les autres nations, parce que nous avons perdu le contrôle que nous avions desdits marchés. Le mot "aveugle" n'est pas trop fort. Nous ne faisons rien pour empêcher cette folie des débouchés à conquérir de nous mener là où elle veut bien nous conduire, là où elle doit forcément nous conduire. L'heure est aujourd'hui à la rapine triomphante et à l'honneur bafoué. L'heure sera peut-être demain à la défaite complète et à l'honneur bafoué." (...) "Je veux simplement vous montrer où mène la guerre commerciale dés lors qu'elle touche les nations étrangères. Point n'est besoin d'être un génie pour voir qu'il ne peut s'ensuivre qu'un pur gâchis. Tel est le type de relations que nous avons aujourd'hui avec les nations étrangères: nous sommes prêts à les ruiner, si possible sans guerre, par la guerre si nécessaire. Sans parler de la scandaleuse exploitation, dans l'intervalle, des tribus sauvages et des peuples barbares auxquels nous imposons tout à la fois notre pacotille et notre hypocrisie à coups de canon." (...) "Et l'ensemble des nations civilisées formerait une vaste communauté, qui fixerait d'un commun accord la nature et le niveau de production et de distribution requis, et qui se répartirait les diverses productions en fonction des lieux les plus appropriés, soucieuse d'éviter avant tout le gaspillage. Songez aux bénéfices qu'en tireraient les nations, par rapport au gaspillage actuel, et songez à la richesse qu'apporterait au monde une telle révolution! Je ne vois pas quel être vivant en pâtirait. Je crois au contraire que tout le monde en bénéficierait. Alors, où est l'obstacle? D'ici peu, je vous le dirai. Auparavant passons de cette "concurrence" qui prévaut entre les nations à celle qui met aux prises "les organisateurs de la main-d'oeuvre": les grandes entreprises, les compagnies par actions, bref les capitalistes, et voyons comment la concurrence "stimule la production" des unes par rapport aux autres. Le fait est que la production s'en trouve stimulée; mais une production de quelle nature? La production d'un objet quelconque dont la vente dégagera un profit; autrement dit il s'agit d'une production de profits. Remarquons également la façon dont la guerre commerciale stimule cette production: sur un marché donné il existe une demande pour telle marchandise; il se trouve, disons, une centaine de fabricants spécialisés dans ce type de produits; chacun, désireux d'être le seul à profiter du marché, se bat bec et ongle pour en détenir la plus grande part possible; il en découle évidemment une surproduction du produit recherché et un engorgement du marché: la frénésie de fabrication retombe bientôt à plat. Ne jugez-vous pas que cela ressemble à la guerre ? Ne voyez-vous pas le gâchis qui s'y attache-gâchis de main-d'oeuvre, de savoir-faire, d'habileté, bref un gaspillage de vie? Vous m'objecterez peut-être que le prix des produits s'en trouve réduit. En un sens, c'est vrai: mais seulement en apparence, puisque le salaire du travailleur ordinaire a tendance à glisser au même rythme que les prix; et il faut voir ce que nous coûte cette baisse apparente des prix! A dire vrai, il faut qu'il y ait au moins deux victimes: le consommateur que l'on trompe, et le producteur véritable que l'on affame, au bénéfice du spéculateur qui, tirant parti à la fois du producteur et du consommateur, "fait son beurre". Je n'ai pas besoin d'entrer dans tous les détails des contrefaçons, car tout le monde connaît la part qu'elles ont dans ce type de commerce. Mais souvenez-vous qu'elles constituent un phénomène absolument inhérent à cette production du profit à partir de la marchandise qui occupe les soi-disant manufacturiers. Souvenez-vous aussi que, pris dans leur ensemble, les consommateurs sont totalement désarmés vis-à-vis des spéculateurs; avec les prix réduits, on leur impose les produits et, avec les produits, un mode de vie que détermine pour le consommateur cette stratégie énergique et agressive de prix bas. Car la malédiction de la guerre commerciale est si répandue que ses ravages n'épargnent aucun pays." (...) "L'indigène des mers du Sud n'a plus qu'à tout délaisser: l'art de sculpter les pirogues, son doux repos, ses danses pleines de grâce, pour devenir l'esclave d'un esclave: pantalon, pacotille, rhum, missionnaire et maladie mortelle-il doit avaler d'un seul coup la civilisation entière. Ni lui ni nous ne pouvons rien pour lui maintenant, tant que l'ordre social n'aura pas délogé la monstrueuse tyrannie de la spéculation qui a causé sa ruine." (...) Le fabricant, dans le feu de la guerre qu'il mène, a dû rassembler en un seul lieu une immense armée d'ouvriers; il les a entraînés jusqu'à ce qu'ils soient aptes à l'usage dans sa branche de production, c'est à dire jusqu'à ce qu'ils soient source de profit, avec pour résultat qu'ils ne seront bons qu'à cela et à rien d'autre; et quand la surproduction affecte le marché qu'il approvisionne, qu'arrive-t-il à cette armée dont chaque soldat dépend d'une demande régulière émanant dudit marché, et se conduit, sans qu'il en ait le choix, comme si la demande devait-être éternelle? Vous savez parfaitement ce qu'il arrive à ces hommes: on leur ferme la porte de l'usine au nez; il en va ainsi pour la majorité d'entre eux, et, à tout le moins, pour l'armée de réserve du travail qu'en temps d'expansion l'on met à la tâche avec une belle ardeur. Qu'advient-il de ces hommes? On ne le sait que trop ces temps-ci. Mais ce que nous ne savons pas, ou que nous choisissons d'ignorer, c'est le fait que cette armée de réserve du travail est une nécessité absolue de la guerre commerciale: si nos fabricants n'étaient pas en mesure d'enrôler ces pauvres diables et de les affecter à leurs machines quand la demande s'accroît, il y aurait d'autres industriels en France, en Allemagne, en Amérique pour intervenir et leur souffler le marché." (...) "Prenez seulement le temps d'imaginer un instant l'étendue du gaspillage lié à l'ouverture de nouveaux débouchés dans les contrées sauvages et barbares, qui représente sous sa forme extrême la pression exercée sur notre monde par le marché à profits: vous ne manquerez pas de vous rendre compte du monstrueux cauchemar que constitue ce marché. Il nous oblige à gagner notre vie ans la sueur et la terreur: nous voici incapables de lire un livre, d'examiner un tableau, de trouver un coin de campagne agréable où nous promener, de prendre tranquillement le soleil, de nous familiariser avec le savoir de notre époque. En un mot nous voici incapables de jouir d'aucun plaisir intellectuel ou animal. Et à quelle fin, tant de privations? Pour que nous soyons en mesure de mener la même vie d'esclave jusqu'à notre dernier souffle, afin de permettre aux riches de vivre, comme on dit, dans le bien-être et dans le luxe: c'est-à-dire de mener une vie si malsaine, si vide, si dénaturée qu'ils sont peut-être, tout compte fait, plus à plaindre encore que les ouvriers. Quant aux répercussions de toutes ces souffrances, l'on s'estimera particulièrement heureux s'il n'y en a aucune, et que l'on puisse dire des marchandises qu'elles n'ont fait de bien à personne. Car le plus souvent, il en est plus d'un qui en pâtit: ainsi avons-nous trimé, gémi, péri à fabriquer pour nos semblables ruine et poison." (...) "ouvrir à n'importe quel prix des débouchés extérieurs, et maintenir à l'intérieur une situation de privilège illimité faussement dénommée laissez-faire (faussement; parce que les classes privilégiées sont épaulées par la force de l'Exécutif pour contraindre les non-privilégiés à accepter leurs conditions; si c'est cela la "libre concurrence", les mots n'ont plus aucun sens). Voilà à quoi se réduit le rôle du gouvernement dans la seule conception qu'en ont nos capitaines d'industrie." (...) "De même que les nations sont conduites, dans le système actuel, à se disputer les marchés du globe, et que les compagnies ou les capitaines d'industrie doivent se disputer âprement toute part des profits tirés des marchés, de même les travailleurs sont obligés de rivaliser-pour leur gagne-pain; et c'est cette concurrence permanente, ou cette guerre, les dressant les uns contre les autres, qui permet aux profiteurs de réaliser leurs profits, et, grâce aux richesses qu'ils accumulent ainsi, d'accaparer la totalité du pouvoir exécutif de leur pays. Mais attention à la différence entre la situation des travailleurs et celle des profiteurs: pour ces derniers, les accapareurs, la guerre est une nécessité; il n'existe pas de profit sans concurrence, tant au niveau des personnes qu'à celui des firmes et des nations. Par contre, l'on peut gagner sa vie sans faire jouer la concurrence: l'on peut s'associer au lieu de rivaliser." (...) "J'ai dit que la guerre était le souffle vital des profiteurs; de même l'association est la vie des travailleurs." (...) "La condition actuelle des ouvriers faits d'eux la machinerie du commerce, ou en termes plus francs, ses esclaves. Qu'ils changent cette situation, qu'ils deviennent libres, et la classe des profiteurs cessera nécessairement d'exister. Quelle sera alors la situation des travailleurs? Même dans l'état actuel des choses, le seul élément indispensable de la société, l'élément virtuel, c'est eux. Les autres classes ne sont que des parasites qui vivent à leurs crochets. Et que deviendraient-ils être, que seront-ils, quand ils prendront, une fois pour toutes, la mesure de leur pouvoir réel, et qu'ils cesseront de rivaliser au niveau de leur gagne-pain? Ils seront la société, je vous l'assure; ils seront la communauté. Et à partir du moment où la société, c'est eux (pour autant qu'il n'existe plus de classe en dehors d'eux contre laquelle ils doivent se battre), ils sont en mesure de moduler leur travail selon leurs besoins réels." (...) "Quand les travailleurs seront la société, ils régleront leur travail: l'offre et la demande deviendront authentiques, au lieu d'être un jeu de hasard. Elles coïncideront, car la société qui émettra la demande sera aussi celle qui fournira l'offre. Disparaîtront alors les famines artificielles, et l'indigence au sein de la surproduction au milieu des réserves excessives d'objets propres à combler la pauvreté et à la changer en bien-être. En un mot, il n'y aura plus de gaspillage, et partant, plus de tyrannie." (...) "On dirait presque que le spectre de la recherche incessante de nourriture, qui était jadis le maître du sauvage, continue à hanter l'homme civilisé." (...) "Cesser de craindre nos semblables pour apprendre à leur faire confiance, nous débarrasser de la concurrence pour bâtir la coopération, voilà notre suprême obligation." (...) "La véritable question que pose la civilisation a toujours été celle-ci: quel usage réserver au surplus dégagé par le travail? Question à laquelle les hommes, poussés par le spectre dont je viens de parler, la peur de mourir de faim, et son acolyte, le désir de domination, ont toujours donné une bien mauvaise réponse, plus encore à notre époque peut-être, alors que le surplus dégagé par le travail a connu une croissance aussi prodigieuse que rapide. Pour l'homme, la réponse a toujours été de rivaliser avec son semblable pour s'approprier égoïstement des parts de ce surplus qui devraient normalement lui échapper. Et ceux qui se sont trouvés en position de force pour détrousser les autres ont eu recours à toutes sortes d'artifices pour maintenir ceux qu'ils avaient volés en état d'infériorité perpétuel." (...) "Voici la réponse: le travailleur aura la pleine jouissance de tout ce qu'il produit et n'en sera plus dépouillé. Or, souvenez-vous qu'il produit collectivement: il accomplira donc la quantité de travail qui lui sera demandée conformément à sa capacité, et, sur le produit de ce travail, il disposera d'autant qu'il nécessite; parce que, voyez-vous, il ne peut utiliser davantage que ce qu'il nécessite, sauf à le gaspiller. Si cette vision des choses vous semble trop idéaliste, comme la situation actuelle vous autorise à le penser, je l'étayerai d'un mot: lorsque les hommes s'organiseront de façon à éviter que leur travail n'aboutisse à un gaspillage, délivrés de la peur de mourir de faim et du désir de domination, ils auront le loisir et la liberté de réfléchir pour voir clairement ce dont ils ont vraiment besoin." (...) "Ma première revendication, c'est la santé. Et j'affirme que la population des pays civilisés, pour une proportion considérable, ne sait même pas à quoi cela correspond. Prendre plaisir au simple fait de vivre; jouir d'exercer ses membres et toutes ses facultés physiques; jouer, en quelque sorte, avec le soleil, le vent, la pluie; satisfaire dans la joie les appétits physiques ordinaires de l'animal humain sans avoir ni peur de s'avilir, ni conscience de mal faire: je réclame tout cela et davantage encore!" (...) "Un professeur renommé a dit que le pauvre souffrait toujours de la même et unique maladie: la faim. Je sais une chose, en tout cas: pour qui est accablé de travail, sa santé ne saurait correspondre à celle dont je vous parle; ni pour qui passe sa vie enchaîné à la morne routine d'une tâche mécanique qui ne varie jamais, et dont l'exécution n'éveille aucun espoir; ni pour qui, craignant pour sa subsistance, vit dans des affres incessantes et sordides; ni pour qui n'a point de logement convenable; ni pour qui est privé de tout accès à la beauté naturelle du monde; ni pour qui nulle distraction ne vient fouetter de temps en temps le moral. ce sont là autant de considérations touchant, plus ou moins directement à la condition physique de l'homme, qui découlent du droit de jouir d'une bonne santé, tel que je le revendique." (...) "En second lieu je revendique le droit à l'instruction. Ne me dites pas que les petits Anglais bénéficient tous de l'instruction. Le type d'éducation qu'on leur dispense ne saurait répondre à ma demande, même si j'admets bien volontiers qu'il représente déjà quelque chose. Quelque chose...et au bout du compte, malgré tout rien d'autre qu'une éducation de classe. Ce que je veux, c'est une instruction libérale me donnant la possibilité de prendre ma part de toutes les connaissances des temps modernes, selon ma capacité ou mon inclination, qu'elles soient d'ordre historique ou scientifique; ma part également du savoir-faire existant dans le monde tant dans le domaine des fabrications industrielles que dans celui des beaux-arts: la peinture, la sculpture, la musique, le théâtre ,etc. Je revendique le droit d'être initié, si j'en ai la capacité, à plusieurs métiers, que je pourrais exercer au bénéfice de la communauté. Peut-être y verrez-vous une exigence exorbitante; mais je suis persuadé qu'elle n'est pas démesurée si mes aptitudes spécifiques, et si nous ne voulons pas en être réduits au triste niveau de médiocrité qui est le nôtre aujourd'hui, à l'exception de ceux d'entre nous qui sont les plus forts et les plus résistants. Je sais en outre que ce droit à l'instruction implique la possibilité d'accéder à des services publics, sous formes de bibliothèques, d'écoles et autres établissements publics, qui ne puissent tomber sous le contrôle d'aucune personne privée, fût-ce la plus fortunée." (...) "Le droit à l'instruction implique également le droit à jouir de loisirs à profusion-chose que je revendique avec non moins de confiance. Quand nous nous serons en effet débarrassés de l'esclavage du profit, l'organisation du travail, éliminant tout gaspillage, exclura que l'on accable indûment quiconque en particulier, étant admis qu'il reviendra naturellement à chaque citoyen d'apporter son écot de travail clairement utile. (...) "S'agissant de ce loisir, autant je m'abstiendrai résolument d'en user pour porter préjudice à quiconque, autant je m'efforcerai d'en multiplier les bienfaits pour la communauté, par une pratique des arts ou l'exercice d'activités engageant mes mains et mon cerveau susceptibles de donner du plaisir à quantité de citoyens. En d'autres termes, une grande partie du travail le mieux fait sera pris sur le temps de loisir d'hommes délivrés de la hantise de la subsistance et désireux, comme le sont tous les hommes, voire tous les animaux, de mettre en valeur leurs talents spécifiques. Ce loisir me permettrait encore de suivre mes goûts et d'élargir, par le voyage, l'horizon de mon esprit, si tel était mon penchant." (...) "Mais afin que mon loisir ne dégénère pas en oisiveté ni en désœuvrement, il me faut à présent demander qu'il y ait oeuvre utile à faire. C'est à mes yeux l'exigence primordiale. Avec votre permission j'en dirai un mot ou deux. J'ai précisé que je profiterais sans doute de mon loisir pour effectuer une bonne proportion de ce qu'on appelle aujourd'hui le travail. Mais si je suis membre d'une communauté socialiste, j'ai clairement le devoir de prendre ma part légitime de travail le plus ardu; soit la part qui m'échoit de ce que ma capacité me permet d'accomplir; on ne me clouera jamais à un lit de Procuste; mais il n'est pas jusqu'à la part de travail nécessaire à l'existence de la vie sociale la plus simple qui ne doive, d'abord et avant tout, et quelle que soit par ailleurs sa nature, être du travail raisonnable; c'est à dire du travail dont un honnête citoyen voie la nécessité. En tant que membre de la communauté, je dois avoir accepté de l'accomplir." (...) "Si ledit travail nécessaire et raisonnable est d'ordre mécanique, je dois recevoir le secours d'une machine, non point pour abaisser le coût de mon travail, mais de façon à réduire au maximum le temps que j'y passerai; je serai libre de penser à autre chose pendant que je surveille la machine. Et s'il s'agit d'un labeur particulièrement ardu ou exténuant, vous m'accorderez sûrement que plusieurs personnes doivent me relayer; l'on ne doit pas s'attendre par exemple à ce que je passe ma journée de travail au fond d'un puits de mine. Je pense qu'un travail de ce type devrait s'effectuer largement sur la base du volontariat et, comme je l'ai dit, par roulement." (...) "Dernière exigence que je formule par rapport à mon travail: il conviendrait que les lieux où je travaille, les usines ou les ateliers, fussent attrayants, comme le sont les champs où s'accomplit notre travail le plus nécessaire. Croyez-moi: il n'est rien au monde qui puisse empêcher qu'il en soit ainsi, hormis le besoin d'extraire du profit de toute production. Autrement dit, si l'on abaisse le prix des marchandises, c'est au bouges surpeuplés, insalubres, immondes et bruyants. En somme, on abaisse les prix au détriment de l'existence du travailleur. Voilà pour mes exigences relatives à mon travail nécessaire, qui représente un tribut à la communauté. L'on découvrirait, je crois, à mesure que se développerait la capacité de tous à instaurer une société correctement organisée, qu'en obéissant à ces règles, la vie serait beaucoup moins chère qu'on ne saurait le concevoir à ce jour, et qu'au bout d'un certain temps les gens chercheraient plus vite du travail qu'ils ne le fuiraient, et que l'on gagnerait à faire de nos journées de travail des parties de plaisir regroupant hommes et femmes, jeunes et vieux, pour qui le travail serait source de joie, au lieu de cette lassitude grincheuse qui s'y attache de nos jours le plus souvent. Sonnerait alors l'heure de la renaissance de l'art, dont il a été tant question, et qui a tant tardé. Les gens ne pourraient s'empêcher de manifester leur plaisir et leur joie dans leur travail, et souhaiteraient les exprimer sous une forme tangible et plus ou moins durable: l'atelier redeviendrait une école d'art dont l'influence s'exercerait sur tous. L'art m'amène à ma dernière revendication: je demande que soit plaisant, beau et généreux le cadre matériel de ma vie. C'est une exigence de taille, je m'en rends compte. Je n'en dirai qu'une chose: si l'on ne peut y répondre, si les sociétés civilisées ne sont pas toutes en mesure de garantir à l'ensemble de leurs membres un environnement de cette qualité, je souhaite que le monde s'arrête! C'est un désastre que l'homme ait jamais existé! Pour moi, l'on n'insistera jamais assez là dessus. Viendra un temps, j'en suis certain, où l'on aura du mal à croire qu'une communauté aussi riche que la nôtre, maîtresse comme elle de la Nature, ait accepté de mener l'existence ignoble et repoussante qui est la nôtre. Je le répète: il n'est rien dans notre état, si ce n'est la chasse au profit, qui nous oblige à vivre ainsi. C'est le profit qui a attiré les hommes, par exemple, vers ces conglomérats énormes, impossibles à gérer, qu'on appelle des villes. C'est le profit qui les fait s'y entasser dans des constructions sans jardins ni espaces libres. C'est le profit qui refuse de prendre les précautions les plus ordinaires pour éviter d'envelopper un district entier dans un nuage de fumée sulfureuse. C'est lui qui transforme les beaux cours d'eau en égouts répugnants. C'est lui qui condamne tout le monde, hormis les riches, à vivre, au mieux, dans des maisons encombrées, dans des bâtisses d'une innommable désolation." (...) "Quand ils auront cessé d'être des esclaves, ils exigeront tout naturellement que tout homme, toute famille, dispose de logements généreux; que tout enfant ait la possibilité de jouer dans un jardin proche de domicile de ses parents; que toute demeure, emblème de l'ordre et de la propreté, soit un ornement pour la Nature, au lieu de la défigurer. Car il n'est pas douteux que l'ordre et la propreté en question, portés au niveau requis, frayeraient la voie à la beauté architecturale. Tout ceci, bien entendu, voudrait dire que le peuple (c'est à dire la société entière) fût correctement organisé et qu'il détînt les moyens de production, qui ne seraient la propriété d'aucun particulier, mais dont tout le monde se servirait en tant que de besoin." (...) "Seul, en effet, un mode de vie et de pensée collectif saurait nourrir les aspirations aptes à susciter sa beauté, et jouir du savoir-faire et du loisir nécessaires à leur matérialisation." (...) "Là où l'on porte essentiellement atteinte de nos jours à la beauté de la vie, c'est quand on permet aux machines d'être nos maîtresses, au lieu qu'elles doivent nous servir. Autrement dit, c'est la preuve du crime abominable où nous avons sombré, quand nous utilisons notre maîtrise des forces de la Nature pour asservir les hommes. En attendant, nous sommes moins pressés de mesurer tout le bonheur que nous volons à leur vie." (...) "Nous sommes les esclaves de monstre que nous avons créés. Et j'espère bien que dans une société qui a pour but, non pas de multiplier la main-d'oeuvre, comme c'est le cas aujourd'hui, mais de vivre agréablement, comme ce serait le cas dans une société correctement organisée, j'espère bien, dis-je, que la complication même des machines aboutira à une simplification de la vie, donc à une place plus limitée pour les machines." (...) "Je m'en tiendrai là en ce qui concerne les droits que je revendique encore d'une vie décente. Je les résume brièvement: premièrement, un corps sain; deuxièmement, un esprit actif, ouvert au passé, au présent, au futur; troisièmement, un travail approprié à un corps sain et à un esprit actif; et quatrièmement, le droit de vivre dans un monde de beauté." (...) "S'il s'avère encore (comme beaucoup le pensent) que la civilisation voue à l'échec l'espoir de parvenir à ces conditions de vie, alors la civilisation interdit à l'homme d'être humain. Étouffons donc toute aspiration au progrès et jusqu'à tout sentiment de bonne volonté et d'affection mutuelles entre les hommes! Et que chacun de nous attrape ce qu'il peut du tas de richesses que créent les imbéciles pour que s'engraissent les coquins. Mieux: trouvons au plus vite le moyen de mourir comme des hommes, puisqu'il nous est interdit de vivre comme des hommes." (...) "Voilà ce qu'il nous faut apprendre au peuple, après nous en être convaincus nous-mêmes. Il s'agit d'une lourde tâche, d'une oeuvre de longue haleine."